dimanche 19 janvier 2014

Le Journal d'une femme de chambre - Octave Mirbeau



Edition Le livre de poche, collection Classiques, 480 pages
Edition préfacée et annotée par Pierre Glaudes


Le Journal d'une femme de chambre est disponible gratuitement en version audio et en version texte sur le site Littérature audio.com (pratique pour lire ou écouter le début... et plus si affinités...)

A propos de l'auteur tout d'abord :

Né en 1848 en Normandie, Octave Mirbeau a vécu en Bretagne et à Paris, où il est décédé en 1917.
D'abord journaliste, puis romancier et dramaturge, on lui doit divers romans réalistes dont Le Calvaire (1886), Le Jardin des Supplices (1898), Le Journal d'une femme de chambre (1900).


Littérairement incorrect, il était inclassable, il faisait fi des étiquettes, des théories et des écoles, et il étendait à tous les genres littéraires sa contestation radicale des institutions culturelles ; également politiquement incorrect, farouchement individualiste et libertaire, il incarnait une figure d'intellectuel critique, potentiellement subversif et "irrécupérable", selon l'expression de Jean-Paul Sartre dans Les mains sales." (source : Wikipédia)

Le Journal d'une femme de chambre a d'abord été publié sous forme de feuilleton dans l'Echo de Paris du 20 octobre 1891 au 26 avril 1892, puis dès le 15 janvier 1900 dans La Revue blanche, avant d'être édité en juillet 1900 aux éditions Fasquelle. 

En préface, une note de l'auteur indique que Le journal d'une femme de chambre a réellement été écrit par Melle Célestine R..., femme de chambre mais il s'agit d'un subterfuge d'Octave Mirbeau, qui est bien l'auteur réel de ce journal.

L'histoire :

NB : Comme j'ai sélectionné beaucoup d'extraits, j'en ai numéroté la plupart,  je les ai regroupés à la fin du billet et j'ai opté pour un système de renvois.

La version parue en juillet 1900 aux éditions Fasquelle est une édition remaniée. "La société française est alors divisée par l'Affaire Dreyfus et Mirbeau ne se prive pas pour en découdre au passage avec la France antidreyfusarde" (préface) et dénoncer une société fortement antisémite. 


Le journal est écrit par Célestine, accorte femme de chambre ayant quitté Paris pour la Normandie où elle espère se reposer de la vie agitée et des fatigues de la capitale. 
Pendant deux mois, Célestine écrit régulièrement dans son journal. L'année n'est pas précisée mais des événements cités laissent penser que ce pourrait être en 1898.  Ce journal  s'ouvre le 14 septembre,  alors que Célestine  vient de prendre ses nouvelles fonctions au Prieuré, en Normandie, auprès des Lanlaire, un couple de riches propriétaires terriens.

 Célestine, qui n'a ni les yeux ni la langue dans sa poche,  y raconte sa vie quotidienne, mais   laisse aussi  parler ses souvenirs et nous évoque sa vie alors qu'elle servait auprès de familles de la bourgeoisie parisienne.
C'est donc  au moins cinq ans de sa vie de domestique qu'elle nous raconte ainsi, par fragments. Elle nous dépeint  d'une plume trempée dans le vitriol toute  une galerie de portraits où l'on découvre la condition des domestiques  tout en se livrant à une satire féroce des mœurs bourgeoises de la Belle-Epoque : "Si infâmes que soient les canailles, ils ne le sont jamais autant que les honnêtes gens".

Au Prieuré, Célestine déchante rapidement. Ses nouveaux maîtres  sont riches, mais d'une fortune leur qui vient par héritages, d'un banquier véreux pour l'un et du commerce d'êtres humains pour l'autre (voir Extrait n°1 à la fin du billet).
Le ménage ne va pas, Monsieur n'est rien dans la maison, c'est Madame qui est tout, Monsieur tremble devant Madame, comme un petit enfant... Madame est avare, si bien que l'intérieur du Prieuré est vieillot, sans chic et sans confort, et que l'office n'est pas gai, la domesticité étant réduite à une cuisinière qui grinche tout le temps (Marianne) et un jardinier-cocher qui ne dit jamais un mot (Jospeh).

Célestine s'adapte à son nouvel environnement tout en regrettant les riches intérieurs parisiens, plus
modernes, et les belles toilettes et les jolis accessoires de beauté de ses anciennes maîtresses. Elle regrette aussi les papotages à l'office, où le valet leur faisait souvent la lecture...
Au Mesnil-Roy, elle découvre bientôt que son Maître et leur voisin , le capitaine Mauger, se détestent farouchement et entretiennent cette haine par des coups bas à répétitions.
De plus, Madame n'est guère "portée" sur la chose... Monsieur, lui... Je parie qu'il est porté sur la chose, lui... J'ai vu cela tout de suite, à son nez mobile, flaireur, sensuel, à ses yeux extrêmement brillants, doux en même temps que rigolos... Célestine aguichera quelques temps le mari frustré, envisagera d'avoir une liaison avec lui -la jubilation extrême étant de se venger ainsi de sa Maîtresse - avant de le délaisser pour sa lâcheté et de tomber sous l'emprise de Joseph...Une attirance malsaine puisqu'elle a constaté sa cruauté envers les animaux et qu'elle le soupçonne du viol et du meurtre d'une adolescente des environs :
Joseph a pris possession de ma pensée. Il la retient, il la captive, il l'obsède... Il me trouble, m'enchante et me fait peur tour à tour. Certes il est laid, brutalement, horriblement laid mais [...] cette laideur a quelque chose de formidable qui est presque de la beauté, qui est plus que la beauté.[...] Je ne me dissimule pas la difficulté de vivre, mariée ou non, avec un tel homme dont il m'est permis de tout soupçonner et dont, en réalité, je ne connais rien... Et c'est ce qui m'attire vers lui avec la violence d'un vertige...Au moins, celui-là est-il capable de beaucoup de choses dans le crime, peut-être, et peut-être aussi dans le bien... [...] Outre cet attrait de l'inconnu et du mystère, il exerce sur moi ce charme âpre, puissant, dominateur de la force. Et ce charme- oui, ce charme- agit de plus en plus sur mes nerfs, conquiert ma chair passive et soumise. Près de Joseph, mes sens bouillonnent, s'exaltent, comme ils ne se sont jamais exaltés au contact d'un autre mâle.

On voit que Célestine est un personnage ambigu et que les domestiques ne sont pas présentés que comme des victimes. Pour peu qu'ils aient l'occasion de s'élever en étant engagés dans une famille plus riche ou plus en vue, les anciennes amitiés sont vites oubliées. Ils ont des idées très arrêtées sur la façon dont leurs maîtres doivent tenir leur rang et peuvent se montrer manipulateurs et exploiter le système si l'occasion se présente.

Octave Mirbeau voulait publier un roman "destiné à produire l'effet d'une bombe" (page 8) car, selon lui, "le scandale est le seul moyen de forcer les consciences à s'éveiller" (page 8).

Mon avis :


Ce livre est une peinture sociale qui m'a vivement intéressée, aussi bien pour la description de lacondition de vie des domestiques que pour la satire des mœurs de la société de la Belle-Epoque. 
De part ses fonctions, un domestique se trouve en contact avec différents milieux sociaux : ses pairs, ses maîtres, les commerçants, les bureaux de placement, etc... Au travers de ses expériences, Célestine nous dépeint donc toute une série de personnages et de situations où les turpitudes en tous genres côtoient le ridicule.
A Paris comme en province, la bourgeoisie, intransigeante sur la moralité de ses domestiques, offre une hypocrite façade de vertu derrière laquelle perversité et escroqueries cohabitent avec la débauche. 
La précarité des emplois, l' humiliation et l'exploitation des domestiques par leurs maîtres (extraits 2 - 3 - 4), mais d'une façon générale des plus pauvres par les plus riches, sont des thèmes qui reviennent de façon récurrente dans ce livre. ( 5 )
Malgré des tentatives de révolte, il n'a que peu de recours. (6) 
Dans ce marasme social, le domestique devient un être à part, une sorte d'apatride social... (7). 

Si la perversité et l'exploitation incessante des uns par les autres, rend, par moments, l'atmosphère du récit  pesante, l'ironie mordante de l'auteur et le ridicule de certaines situations prête à sourire.
C'est une lecture que je recommande, en particulier à qui s'intéresse à cette période de la fin du XIXème - début du XXème.

Illustrations :
1 - Soubrette au perroquet - Joseph Caraud
2 - Femme de chambre -Joseph Caraud
3-  The chambermaid - Thomas Rowlandson

L'illustration en couverture du livre est un détail du Retour de bal d'Alfred Roll (1886)

EXTRAITS

(1) Le père de Madame, lui, c'est bien pire, quoiqu'il n'ait pas été condamné à la prison et qu'il ait quitté cette vie , respecté de toutes les honnêtes gens. La mercière m'a expliqué que, sous Napoléon III, tout le monde n'étant pas soldat comme aujourd'hui, les jeunes gens riches "tombés au sort" avaient le droit de "se racheter du service". Ils s'adressaient à une agence ou à un Monsieur, qui, moyennant une prime de mille à deux mille francs, selon les risques du moment, leur trouvait un pauvre diable, lequel consentait à les remplacer au régiment pendant sept années, et, en cas de guerre, à mourir pour eux (pages 95-96)

(2) Aujourd'hui, 14 septembre, à trois heures de l'après-midi, par un temps doux, gris et pluvieux, je suis entrée dans ma nouvelle place. C'est la douzième en deux ans. Bien entendu, je ne parle pas des places que j'ai faites durant les années précédentes. il me serait impossible de les compter. Ah ! je puis me vanter que j'en ai vu des intérieurs et des visages, et de sales âmes... Et ça n'est pas fini... A la façon, vraiment extraordinaire, vertigineuse, dont j'ai roulé, ici et là, successivement, de maisons en bureaux et de bureaux en maisons, du Bois de Boulogne à la Bastille, de l'Observatoire à Montmartre, des Ternes aux Gobelins, partout, sans pouvoir me fixer nulle part, faut-il que les maîtres soient difficiles à servir maintenant!... C'est à ne pas croire. (page 66)

(3) Madame me dit :
"Célestine, n'est-ce pas ?... Ah, je n'aime pas du tout ce nom... je vous appellerais Mary, en anglais... Mary, vous vous souviendrez ?... Mary... oui... C'est plus convenable..."
C'est dans l'ordre... Nous autres, nous n'avons même pas le droit d'avoir un nom à nous... parce qu'il y a, dans toutes les maisons, des filles, des cousines, des chiennes, des perruches qui portent le même nom que nous. (page 267)

(4) L'expérience d'une amie de Célestine, Cléclé, qui avait servi chez un magistrat à Versailles :
- Figure-toi qu'il n'y avait que des bêtes dans la turne... des chats, trois perroquets... un singe...deux chiens...Et il fallait soigner tout ça... Rien n'était assez bon pour eux... Nous, tu penses, on nous collait de vieux rogatons, kif-kif à la boite... Eux c'étaient des restes de volailles, des crèmes, des gâteaux, de l'eau d'Evian , ma chère ! Oui, elles ne buvaient que de l'eau d' Evian, les sales bêtes, à cause de la typhoïde dont il y avait une épidémie à Versailles...
Cet hiver, Madame eut le toupet d'enlever le poêle de ma chambre pour l'installer dans la pièce où couchaient le singe et les chats... (pages 342-343)


(5) Ah, les bureaux de placement, en voilà un sale truc... D'abord il faut donner dix sous pour se faire inscrire ; ensuite, au petit bonheur des mauvaises places... Dans ces affreuses baraques, ce ne sont pas les mauvaises places qui manquent, et, vrai ! On a que l'embarras du choix entre les vaches borgnes et les vaches aveugles... [...] Si après des discussions humiliantes et de plus humiliants marchandages, vous parvenez à vous arranger avec une de ces bourgeoises rapaces, vous devez à la placeuse trois pour cents sur toute une année de gages... Tant pis, par exemple, si vous ne restez que dix jours dans la place qu'elle vous a procurée... Cela ne la regarde pas... Son compte est bon, et la commission entière est exigée. Ah ! Elles connaissent le truc ; elles savent où elles vous envoient, et que vous leur reviendrez bientôt... Ainsi, moi, j'ai fait sept places en quatre mois et demi... Une série à la noire... des maisons impossibles, pires que des bagnes. Eh bien, j'ai du payer au bureau trois pour cent, sur sept année, c'est-à-dire, en comprenant les dix sous renouvelés à l'inscription, plus de quatre-dix-francs... Et il n'y avait rien de fait, tout était à recommencer !...  (page 371-372)

(6) Célestine, victime de patrons qui l'ont congédiée sans lui payer ses huit jours réglementaires, va trouver un commissaire de police,  puis un juge de paix :
-Vous êtes tous des voleurs... criai-je... vous êtes tous des maquereaux !...
Et je m'en allai, en les menaçant du commissaire de police et du juge de paix... [...]
Hélas, le commissaire de police prétendit que cela ne le regardait pas. Le juge de paix m'engagea à étouffer l'affaire. Il expliqua :
- D'abord, mademoiselle, on ne vous croira pas... Et c'est juste, remarquez bien... Que deviendrait la société si un domestique pouvait avoir raison d'un maître ?... Il n'y aurait plus de société, Mademoiselle... ce serait l'anarchie... (page 334)


(7) Un domestique, ce n'est pas un être normal, un être social... C'est quelqu'un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s'ajuster l'un dans l'autre, se juxtaposer l'un à l'autre... C'est quelque chose de pire : un monstrueux hybrides humain... Il n'est plus du peuple, d'où il sort; il n'est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend... Du peuple qui l'a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve... De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire... et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et par conséquent, sans l'excuse de la richesse... (page 235)


J'ai lu ce livre dans le cadre du Challenge XIXème siècle et du challenge Petit Bac 2013, catégorie objet avec le mot JOURNAL dans le titre





13 commentaires:

  1. Je l'ai lu , un bon souvenir! Je crois qu'il y a un film (avec Jeanne Moreau?)(à vérifier)

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    1. Oui, c'est avec Jeanne Moreau :-), un film de Luis Bunuel.
      Je ne l'ai pas vu, j'ai lu le résumé, l'histoire est un peu modifiée : un personnage secondaire du roman devient permanent apparemment, et la fin est différente, mais l'esprit du livre doit être là. J'aimerais bien le voir...

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  2. Dis donc, ça à l'air drôlement sympa comme lecture, je note !! :)

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  3. Moi j'ai vu le film mais je n'ai pas lu le livre. Le film est excellent, il me semble bien refléter le résumé et l'analyse que tu présentes. Il y a beaucoup d'histoires de domestiques en Angleterre , moins en France me semble-t-il.Question de société , peut-être. Mais c'est toujours interessant, d'autant que je me dis qu'à cette époque , j'aurais surement fait partie de ces "petites gens"!
    Et en plus , j'aime la littérature française du XIXème.
    Bon dimanche !

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    1. J'espère trouver le film d'ici peu. Des histoires de domestiques dans les romans français, là comme ça, il ne m'en vient pas à l'idée non plus... Il me vient plutôt à l'idée des pièces de théâtre, plus anciennes, où en général ils tournent leurs maîtres en ridicule ;-)
      Bonne soirée Malyss.

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  4. Réponses
    1. Je ne sais pas, j'ai entendu parler de cette série mais je ne l'ai jamais vue.

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  5. Je me dis à chaque fois qu'il faut que je lise ce livre... Et là vraiment tu fais envie.

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    1. Merci :-). D'autant plus que j'ai eu du mal à rédiger ce billet, le roman est très riche.

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  6. Je connais juste de nom mais ta présentation me donne particulièrement envie !

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    1. Merci :-). J'ai l'impression, effectivement, que ce roman est bien connu de nom mais pas tant lu que cela.

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  7. Je l'ai lu en version audio et j'ai adoré !

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